Le débat autour de la pertinence d’une taxe carbone s’est ravivé à l’approche de la COP21. Ainsi notre prix « Nobel », Jean Tirole en est un ardent promoteur. Dans sa tribune « Pour un accord efficace sur le climat » (5 juin 2015, Le Monde) il la défend bec et ongles : « La stratégie d’engagements volontaires est largement insuffisante [et] n’a pas l’efficacité économique que procure la fixation d’un prix unique du carbone. ».
À l’inverse, Jean Gadrey écrit : « Ainsi nous aurions une solution magique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre : un prix mondial de la tonne de carbone émise, résultant d’un marché mondial. Mais quand bien même ce prix serait fixé par un (très improbable) accord politique mondial révisable au fil du temps, ce ne serait pas la panacée, nous allons le voir. « . La suite dans son article « Prix mondial du carbone ? Une nouvelle dérive de l’économisme« , oct. 2015).
En caricaturant un peu on peut dire que Jean Tirole fait du prix (unique) du carbone la mesure nécessaire et (quasi) suffisante alors que Jean Gadrey place cette mesure dans les mesures utiles mais pas nécessaires, et la situe bien après des mesures de politiques publiques.
Jean Gadrey cite pour cela essentiellement Michel Damian qui pourtant, dans Repenser l’économie du changement climatique (2012) au sujet des taxes énergie et carbone , écrit ceci (c’est moi qui souligne) :
- « Partout le niveau des taxes a été peu élevé ;
- Pour le chauffage des habitations, il y a eu une substitution massive du bois aux combustibles fossiles, mais il est difficile d’estimer la part respective qui ressortit de la taxation du carbone et des politiques très volontaristes des pouvoirs publics ;
- les industries les plus intensives en combustibles fossiles et les plus exposées à la concurrence étrangère ont été pour partie, où parfois largement, exemptées ;
- Les politiques publiques d’efficacité énergétique et de recours à des énergies moins carbonées, sont à l’origine de la plus grande part des réductions d’émissions »
Michel Damian en conclut ceci : » En Europe du Nord, « la taxe sur le CO2 a été inefficace dans tous les pays » [Vehmas J. et al. (1999, p. 351] « .
Concernant la Suède on ne peut qu’être d’accord avec la faiblesse de la taxation puisque, en 2006, les recettes des taxes sur l’énergie se montaient à 1,8% du PIB (6,2 milliards selon La taxation énergie climat, K. Millock, 2010). En outre, la taxe a certes été instaurée dés 1991, mais son taux a cru progressivement durant ces 15 ans. Pour comparaison, pour la France en 2012, la seule TICPE (ex-TIPP) a rapporté en 2012, 1,1% (24 G€ pour un PIB de 2.087 G€).
Surprenant non ? Une taxe peu élevée et pleine d’exemptions n’est pas très efficace, voire, selon Vehmas, inefficace ! Mais pour celà M. Damian aurait peut-être dû étayer son 4e point, lequel ressemble à un postulat. Rappelons ce point « Les politiques publiques d’efficacité énergétique et de recours à des énergies moins carbonées, sont à l’origine de la plus grande part des réductions d’émissions « . Oui, c’est vrai, de nombreuses mesures politiques ont été prises pour améliorer l’efficacité mais pourquoi ?
En 1973 le premier choc pétrolier instaure, sans qu’on le nomme ainsi, « un prix du carbone ». En effet tous les hydrocarbures voit leur prix exploser, soit une multiplication par 4 en moins d’une dizaine d’années pour le pétrole. Autrement dit une « taxe carbone » passant de 0 à 300% !!!! Sauf que les recettes allaient principalement dans les poches des pays de l’OPEP.Dès 1973, l’impact de cette « taxe carbone » combinée à des mesures publiques conduit à une réduction extraordinaire des émissions de CO2 dans le secteur des bâtiments (si j’ai le temps je chercherais cette évolution pour la France). Cette réduction s’est prolongée après le contre-choc pétrolier avec cependant un ralentissement, voire un arrêt jusqu’en 1997. La réduction reprend son cours dès 1997. Une relation avec les taxes carbone et énergie montant en puissance à partir de 1991, 6 ans plus tôt ?
Toujours est-il qu’aujourd’hui, à climat identique, un m2 de bâtiment suédois nécessite près de deux fois moins d’énergie qu’un bâtiment français.
Source : Cahier de Global Chance n° 36, p. 42, nov. 2014 ;
Mais cela n’explique qu’une partie de la décarbonation de ce secteur : il était en effet facile dès les années 1970, suite aux chocs pétroliers, de substituer les hydrocarbures par l’électronucléaire (dont je ne veux pas) et l’hydroélectricité (que nous n’avons pas à cette échelle) qui, à eux seuls, réalisaient encore en 2012, 86% de la production d’électricité (48% hydro, 38% nucléaire). Le nucléaire est monté jusqu’à près de 46% en 1990.
Source : Cahier de Global Chance n° 36, p. 41, nov 2014 ;
Concernant l’efficacité des taxes énergie et carbone en Suède, je vous suggère cette interview de Luis Mundaca, chef du département énergie et climat de l’université de Lund, au cours de laquelle il détaille les raisons du succès : « En Suède, la taxe carbone fait consensus »
La réduction de la part des énergies fossiles pour le chauffage et électricité est-elle due au prix des combustibles (fuel, gaz) ou aux politiques publiques ?
Je réponds « les deux mon capitaine ! » : en 1973 le premier choc pétrolier instaure, sans qu’on le nomme ainsi, « un prix du carbone ». En effet tous les hydrocarbures voient instantanément leurs prix exploser : une multiplication par 4 en moins d’une dizaine d’années pour le pétrole. Pour éviter ce déséquilibre de la balance commerciale – et marginalement pour accroître son indépendance énergétique – les politiques suédoises favorisent leur substitution. Et si les politiques publiques d’efficacité et de sobriété ont indubitablement joué, celle d’une substitution par une énergie climatiquement plus neutre mais contestable sur bien d’autres plans y compris écologiques (radiotoxicité des déchets, risques d’accident majeur, . . . ) a elle aussi pris sa part : de 1974 et jusqu’à 1986, la part de la production d’électricité d’origine nucléaire est passée de 2% à 50%. (un peu moins en terme de consommation finale).
Et surtout, pour le consommateur final, peu lui importe si l’énergie qui se trouve au bout de sa prise électrique ou à ses radiateurs de chauffage est fossile, nucléaire ou renouvelable : de son point de vue un électron est un électron !
Voyons maintenant si, grâce à ses politiques publiques vigoureuses en matière de transition énergétique, la Suède obtient les mêmes résultats spectaculaires dans les autres domaines et plus particulièrement celui des transports, lequel représente 33% de ses émissions de gaz à effet de serre (2012).
Le signal-prix dans les carburants
Jean Gadrey écrit dans l’article évoqué ci-dessus : « Sinon, on ne comprendrait pas qu’avec le même prix des carburants (donc la même incitation) la Suède ait une réelle avance dans tous les domaines et la France un gros retard. »
Hélas, Jean, la Suède ne possède pas réelle avance sur la France dans le domaine des émissions de gaz à effet de serre dues aux transports. Et elle est à peine sous la moyenne européenne. Tant en terme de CO2/km de son parc automobile, qu’en terme d’émissions de gaz à effet de serre par habitant dues aux transports.
Ainsi en 2012, pour ce secteur, les émissions de gaz à effet de serre par habitant sont de 2,02 TéqCO2 (Suède) contre 2,03 TéqCO2 (France). Donc quasi identique. On pourra me rétorquer : oui, mais il faut comparer à pouvoir d’achat équivalent car plus on est riche plus on à les moyens de se déplacer. J’accepte l’argument même si dans le cadre des négociations internationales, l’argument « je suis riche donc j’ai droit à émettre plus de CO2 » aura du mal à passer auprès des pays pauvres.
Voyons donc l’ »intensité carbone » [1] de la vertueuse Suède dans le domaine des transports routiers : en 2012, 43 pour un Suédois versus 52,2 pour un Français (unité : TéqCO2/G€ de PIB ; source : Greenhouse data viewer de l’EEA pour les émissions de GES du transport). Soit 18% de mieux en faveur de la Suède. Pas mal mais on est encore loin du compte.
Comment cependant expliquer cette relative bonne performance, même si insuffisante, dans le domaine des transports ? Pas dans les modes de déplacements puisque la route représente en Suède la quasi totalité des émissions de gaz à effet de serre (94%) des transports. Comme en France !
Question délicate : il ne suffit en effet pas d’avoir le même prix à la pompe pour obtenir les mêmes consommations de carburant. Interviennent d’autres facteurs tels que :
- Le rapport coût/bénéfice de l’usage de la voiture individuelle RELATIVEMENT à celui de ses alternatives (transports en commun, cycles, . . . ). Ce différentiel intégrant également de multiples facteurs : l’étalement urbain, la densité urbaine et démographique, le climat, la météo, le relief, … ;
- Le pouvoir d’achat : si le prix à la pompe est au même prix, le PIB-PPA d’un Suédois est supérieur de 18% à celui d’un Français (2014). Le carburant est donc relativement moins cher en Suède (ainsi qu’en Norvège où il est pourtant beaucoup plus cher – en €/l – qu’en France) ;
Intervient probablement aussi un facteur rarement évoqué : la part des dépenses de transport en fonction du revenu.
Ceci est vérifié en France (extrait de mon article Brève de comptoirs : les pauvres et les écrans plats !). On constate sur le graphique ci-dessous qu’au delà du 7e décile la part du revenu des ménages consacrée aux transports chute (courbe orange).
Et cela pourrait également expliquer la faible « intensité carbone » [1] des transports routiers en Norvège et en Suisse.
Le graphique ci-dessous met en évidence un haut niveau de corrélation (R2= 0,84) pour neuf pays européens riches (Norvège, Suisse) et moins riches entre « l’intensité carbone » des transports routiers et le PIB-PPA par habitant.
Source : Greenhouse data viewer, EEA.
Note 1 : voir [1] au sujet de la définition de « l’intensité carbone » prise ici ;
Note 2 : cette corrélation serait peut-être encore plus forte si on se limitait aux seuls déplacements automobiles privés. Mais pas sûr car les camions transportent essentiellement des biens et non pas des services dont la part dans le PIB est d’autant plus élevée que le pays est riche. Difficulté statistique supplémentaire si cette part de PIB due aux activités de services inclut le secteur des transports de biens. À élucider si possible donc. Si un spécialiste de l’évaluation du PIB me lit . . .
On obtient à peu près la même corrélation si on inclut les transports non routiers. En effet, soit leurs parts prises dans les déplacements sont faibles (aviation), soit ils sont peu émetteurs de CO2 (ferroviaire, fluvial, cyclistes). Seule la Norvège, laquelle fera l’objet de notre attention dans un prochain article, fait exception avec une part de 70% d’émissions de GES dues aux transports routiers. Pour les 8 autres pays, la part des transports routiers représentent entre 87 et 95% des émissions de GES dues aux transports, avec des valeurs stables depuis 1990 (on y revient plus bas).
Les politiques environnementales de ces pays peuvent-elles aussi expliquer cette baisse de « l’intensité carbone » des transports ? Possible ! Hélas, à ce jour, je manque d’éléments les concernant même si les pays scandinaves et la Suisse, voire l’Allemagne, ont la réputation d’être plus « écolos » que la France ou le Royaume-Uni. La Finlande, pays présumé écolo, par exemple ne fait pas mieux que la France en ce domaine.
La baisse de « l’intensité carbone » avec la richesse du pays est-il une bonne nouvelle. Oui et non !
Oui : car cela aurait pu être pire si les dépenses en transport croissaient linéairement avec la richesse des habitants en tout cas en France
Et Non : cette baisse de « l’intensité carbone » des transports routiers avec la richesse (et/ou les mesures environnementales) n’induit pas une baisse suffisante des émissions en absolu. Le graphique ci-dessous met en évidence la corrélation entre richesse moyenne des habitants (PIB-PPA/h) d’un des neuf pays et leurs émissions moyennes dues aux transports (passagers et marchandises).
Le coefficient de détermination R2 est certes faible (0,16) mais en tout cas il ne semble pas que la corrélation soit négative pour ces 9 pays.
Puisqu’il est ici question de la vertueuse Suède, notons que les émissions de gaz à effet de serre dues au transports par habitant restent très voisines de celles de la France : 2,02 TéqCO2/h vs 2,03 TéqCO2 (2012, source : Greenhouse data viewer, EEA). Même constat si l’on s’en tient aux seuls transports routiers : 1,92 vs 1,89.
La part des transports routiers – très émetteur de gaz à effet de serre – a même augmenté en Suède entre 1990 et 2012 augmentant de 2,2 pts (91, 5% vs 93,7%) tandis qu’en France elle restait stable (94,5% vs 94,4%).
Le graphique ci-dessous montre que ces neuf pays ont pour l’instant échoué à réduire la part de ce mode de transport.
En effet, à part la Norvège, aucun pays n’a réduit substantiellement la part des transports routiers. Et encore ! Comme une échelle peut être trompeuse et que l’objectif à atteindre est une réduction d’un facteur 4 des émissions totales, remettons en perspective ces 22 ans d’évolution en passant sur une échelle de +20 à –100% (et non de –6% à +6%).
Cela sur 22 ans et il ne reste que 38 ans pour réduire a minima d’un facteur 4, soit atteindre les –80%, sur l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre.
Dans le cas de la Suède, laquelle a déjà fortement réduit les émissions de nombreux autres secteurs, les transports représentent désormais près de 50% du seul CO2 émis par combustion (cf. graphique ci-dessous), soit 33% des émissions totales de GES.
La Suède est donc loin d’être sur la trajectoire du facteur 4 : les émissions dues aux secteur des transports ne se sont réduites que de 5,4% de 1990 à 2012 !
Voilà pourquoi les politiques publiques suédoises – même si elles ont fait mieux que celles de la France dans beaucoup de domaines énergétiques – ont échoué dans le domaine des transports : il n’y a pas d’ALTERNATIVES satisfaisantes aux déplacements automobiles, prolongement amélioré de notre corps et de notre logement. On y retrouve :
- Le confort : siège, silence, sonorisation, climatisation ;
- L’intimité, individuelle ou familiale ;
- La possibilité d’emporter des charges encombrantes ou lourdes de porte à porte ;
- La vitesse (sauf en cas de congestion importante) ;
- L’absence de tout effort (même les serrures sont désormais électriques !) ;
Pour les neuf pays étudiés ci-dessus, le secteur des transports représente entre 17% (Allemagne) et 33% (Suède) de leurs émissions. Pour la France ce secteur représente 27% (cf. graphique ci-dessous).
C’est pourquoi il ne reste que deux possibilités pour atteindre des objectifs climatiquement soutenables (les fameux +2°C) : la réglementation ET le coût ! Sans un effort conséquent dans le domaine des transports routiers, l’objectif du facteur 4–5 d’ici 2050 ne peut être atteint.
Le transport s’envole !
Un dernier graphe à méditer :Source : Agence européenne pour l’environnement. -> http://www.eea.europa.eu/data-and-maps/data/data-viewers/greenhouse-gases-viewer
Il s’agit des émissions de gaz à effet de serre par secteur entre 1990 et 2007 pour l’UE à 27. Sans commentaires !
Actualité : le taux mondial de décarbonisation a atteint 2,7% en 2014 par rapport à 2013. Cela représente un record historique. Hélas, ce taux ne représente que la moitié du taux annuel moyen nécessaire pour limiter à 2°C le réchauffement climatique (source : Le taux mondial de décarbonisation a atteint 2,7% en 2014, PWC, oct. 2015).
Alors un prix au carbone ou pas ?
Documents divers sur la transition énergétique en Suède :
- La transition énergétique en Suède : un aperçu du modèle scandinave, 11 pages, les cahiers de Global Chance, nov 2014 ;
- La taxation énergie climat, K. Millock, 2010 ;
- Transports et environnement : comparaison européenne, Commissariat général au développement durable, avril 2009 ;
- Repenser l’économie du changement climatique, Michel Damian, 2012.
Notes :
1 . Il ne s’agit pas tout a fait de l’intensité carbone du secteur des transports puisque selon la définition de l’intensité carbone il faudrait diviser par la part du PIB due à ce secteur. Cela permet toutefois de comparer la part des émissions de gaz à effet de serre due aux transports entre pays de différentes richesses.
Bonjour,
Je decouvre votre blog. Je fais partie de l’association TaCa (agir pour le climat) et je souhaiterais vous interviewer (sous Skype) dans le cadre d’une enquête sur les SOLUTIONS (c’est original!) au réchauffement climatique avec 2 questions:
1) Pourquoi on n’arrive pas à reduire les émissions de gaz à effet de serre (alors que mondialement les experts demandent une division par 2 , les émissions ont cru de 40% entre 1997 (COP de Kyoto) etf 2010)? (c’est une question pour se chauffer…)
2) Quelle(s) solution(s) envisageable(s) selon vous? (c’est la question principale).
J’interroge des experts (Jouzel, Le treut, Labeyrie) des journalistes (Kempf, huet), des personnalités (D Bourg), des activistes, des économistes (Grandjean, …) et je pense que votre avis serait interessant.
Merci de m’indiquer votre réponse par mail.
Bien cordialement.