Le fantasme de l’is­la­mi­sa­tion de la France

À ceux qui voient en tout immi­gré ou descen­dant d’im­mi­gré non euro­péen, un musul­man . . .

. . . et qui, perce­vant une augmen­ta­tion de la « colo­ra­tion » de notre popu­la­tion, en déduisent une « isla­mi­sa­tion » de la France, laquelle serait en outre une menace.

Que disent les chiffres ?

    Un premier chiffre : 8 % des adultes de 18 à 50 ans se déclarent de reli­gion musul­mane, soit 2,1 millions de personnes.
Source :  » Trajec­toires et Origines : Enquête sur la diver­sité des popu­la­tions en France », p. 124, INED, octobre 2010).

Le fantasme de l'islamisation de la France

    Pour les scep­tiques envers les statis­tiques offi­cielles, selon l’IFOP, ce taux serait de 5,8% de la popu­la­tion des plus de 18 ans (source :  » ANALYSE : 1989–2011, Enquête sur l’im­plan­ta­tion et l’évo­lu­tion de l’Is­lam de France », p.4, IFOP, juillet 2011). Cette dernière enquête évaluant à 9% la part des plus de 55 ans dans la popu­la­tion musul­mane (p. 5), ce chiffre de 5,8% est compa­tible avec le chiffre de 8% des 18–50 ans de l’enquête de l’INED (Rq : de nombreux immi­grés « musul­mans » retournent dans leur pays d’ori­gine à l’oc­ca­sion de leur retraite).

Le fantasme de l'islamisation de la France

    Nous consta­tons une répar­ti­tion inégale sur le terri­toire. Inéga­li­tés liées à l’his­to­rique des bassins d’em­plois des immi­grés « musul­mans » mais liées aussi à la poli­tique du loge­ment. De nombreuses villes ne respectent pas la loi SRU insti­tuant une propor­tion de 20% de loge­ments sociaux, les « musul­mans » faisant plutôt partie des classes pauvres et modestes.

   Par consé­quent, en terme de popu­la­tion reli­gieuse, la popu­la­tion musul­mane (8%) n’est pas plus une menace pour notre laïcité que la popu­la­tion catho­lique qui repré­sente 43% de la popu­la­tion française de plus de 18 ans (cf. tableau 1 supra).

Comment donc une popu­la­tion reli­gieuse aussi réduite pour­rait consti­tuer une menace ?

    Si vous préfé­rez écou­ter que lire, je vous suggère ces deux vidéos de Raphaël Liogier, profes­seur à l’Ins­ti­tut d’Études Poli­tiques d’Aix en Provence, auteur de l’ou­vrage “Le mythe de l’is­la­mi­sa­tion” (2012) : une courte (8 min.) et une longue (26 min). Ou lire l’ar­ticle « les para­nos de l’is­la­mi­sa­tion » dans Poli­tis ou encore l’avis de l’édi­teur.

    Comme rappelé dans ces docu­ments, d’un point de vue quan­ti­ta­tif, l’is­la­mi­sa­tion de la France n’est assu­ré­ment pas en cours, et ce après 50 ans d’im­mi­gra­tion « musul­mane », impor­tante et encou­ra­gée jusqu’en 1975, bien moindre et stable depuis.

    Ainsi de 2005 à 2010, le nombre d’en­trées est stabi­lisé autour des 200.000 entrées (201.500 en 2010) auquel il convient de retran­cher les sorties (126.500 en 2010), comme l’illustre le tableau ci-dessous.

Note : le nombre impor­tant d’im­mi­grés quit­tant le terri­toire s’ex­plique essen­tiel­le­ment par la forte propor­tion d’étu­diants (32,4 % des entrées en 2010) et par le retour au pays pour la retraite, 40–50 ans après l’im­mi­gra­tion massive des années 1960–70.

    Donc non seule­ment l’im­mi­gra­tion globale s’est réduite mais en outre la part de l’im­mi­gra­tion « musul­mane » n’en repré­sente plus qu’un bon tiers comme l’illustre le diagramme ci-dessous.

    L’en­semble des quatre pays à forte popu­la­tion musul­mane (82 à 86 %), à savoir la Turquie, la Tuni­sie, le Maroc et l’Al­gé­rie repré­sente 34,5% de l’im­mi­gra­tion (2008). En rajou­tant l’Afrique subsa­ha­rienne (9%), à forte propor­tion musul­mane (80%), l’on arrive à 43%.

Une popu­la­tion « musul­mane » stable, voire en dimi­nu­tion.

    La popu­la­tion « musul­mane » en France ne peut donc pas s’ac­croître puisqu’on ne constate pas de conver­sions, que le flux migra­toire « musul­man » est stable et que le taux de nata­lité des immi­grés « musul­mans » rejoint rapi­de­ment celui de la popu­la­tion française.

    On peut même imagi­ner une réduc­tion de la popu­la­tion « musul­mane » dans la mesure où nombre de descen­dants d’im­mi­grés « musul­mans » quitte la reli­gion musul­mane au profit du chris­tia­nisme ou d’au­cune reli­gion.

    C’est ce qu’at­teste le tableau ci-dessous résu­mant la situa­tion des quatre prin­ci­pales origines géogra­phiques d’im­mi­grés « musul­mans ». Comme on le voit, il y a 10 à 20 % de musul­mans de moins chez les descen­dants d’im­mi­grés que chez les immi­grés. En parti­cu­lier, l’on constate une baisse d’en­vi­ron 22% pour les trois prin­ci­paux pays d’im­mi­gra­tion « musul­mane ».

Source : Trajec­toire et Origines (TeO) : Enquête sur la diver­sité des popu­la­tions de France, Ch. 16, p 125, INED-INSEE, 2008.

   Ces chiffres de l’INED-INSEE sont confir­més par l’enquête IFOP/La Croix qui atteste que 26% des descen­dants d’une famille musul­mane se déclarent non musul­mans (22%), d’une autre reli­gion (1%) ou sans reli­gion (3%) (source :  » ANALYSE : 1989–2011, Enquête sur l’im­plan­ta­tion et l’évo­lu­tion de l’Is­lam de France », p.7, IFOP, juillet 2011).

   De son côté le Pew Research Center, dans son rapport inti­tulé « Le futur de la popu­la­tion musul­mane globale » (en anglais, 2011), se fondant sur les données du docu­ment cité ci-dessus  « Trajec­toires et origines » ,  conclut que « pour la France, la projec­tion basse pour 2030 tourne autour de 9,8 % de popu­la­tion de reli­gion musul­mane. Et autour de 10,9 % pour la projec­tion haute, les variables essen­tielles étant le taux de fécon­dité et le rythme de l’im­mi­gra­tion. ».   La projec­tion haute conduit à une part de la popu­la­tion se décla­rant musul­mane très mino­ri­taire (10,9%), bien infé­rieure à celle des chré­tiens (45% en 2008).

Si la propor­tion de musul­mans en France n’aug­mente pas, l’as­pect quali­ta­tif consti­tue­rait-il cette présu­mée isla­mi­sa­tion de la France ?

    En atten­dant de plus amples déve­lop­pe­ments, voir ce docu­ment, cette video et/ou ce livre. Du même auteur, lire l’ar­ticle Le mythe de l’in­va­sion arabo-musul­mane (Raphaël Liogier, Mai 2014).

    Mais je me permets de douter d’un quel­conque risque : en 1905, lorsque a été décidé la laïcité de la Répu­blique Française, la propor­tion de catho­liques en France repré­sen­tait 90 % de la popu­la­tion.

     En outre, la multi­pli­cité des courants musul­mans en France bride toute possi­bi­lité d’or­ga­ni­sa­tion. D’ailleurs, n’as­siste-t-on pas à des guerres entre popu­la­tions musul­manes, essen­tiel­le­ment sunnites vs chiites, plutôt que vis à vis de  popu­la­tions non musul­manes ?

    Si l’on établit le nombre d’éta­blis­se­ments scolaires confes­sion­nels rappor­tée à la popu­la­tion de la confes­sion concer­née (cf. 1er tableau ci-dessus) , on obtient :

  • 564 établis­se­ments de confes­sion juive (282 établis­se­ments pour 0,5% de rési­dents français de 18 à 60 ans se décla­rant de confes­sion juive) ;
  • 197 établis­se­ments de confes­sion catho­lique (8485 établis­se­ments pour 43% de catho­liques) ;
  • 3,75 établis­se­ments de confes­sion musul­mane (30 établis­se­ments pour 8% de musul­mans).

…………………

    Diffi­cile d’en déduire une isla­mi­sa­tion par l’en­sei­gne­ment, pas plus que par un présumé commu­nau­ta­risme d’ailleurs. Lire à ce propos l’ar­ticle de janvier 2015 d’Olivier Roy : « La commu­nauté musul­mane n’existe pas »

    Une couver­ture de maga­zine telle celle de gauche ci-dessous laisse accroire une réalité qui n’est donc que pur fantasme. Celle de droite est un montage (il y en a d’autres ICI) afin de se rendre mieux compte de l’objec­tif stig­ma­ti­sant de telles couver­tures.

Actua­li­sa­tion (janvier 2015) : quelques courbes et données perti­nentes sur le site du Monde : Petites et grandes erreurs factuelles d’Eric Zemmour sur l’im­mi­gra­tion

En 2016, les 1 % les plus riches du monde possè­de­ront plus que les 99% restant

Je publie ici l’ar­ticle du même nom posté par Jean Gadrey sur son blog ce mardi 20 janvier 2015. N’hé­si­tez pas à commen­ter ci-dessous.

En 2016, les 1 % les plus riches du monde possè­de­ront plus que les 99% restant puisqu’il possè­de­ront plus de la moitié de la richesse mondiale !

C’est l’un des résul­tats d’une étude d’Ox­fam, « Insa­tiable richesse », qui vient d’être mise en ligne. La part du patri­moine mondial déte­nue par les 1 % les plus riches est passée de 44 % en 2009 à 48 % en 2014, et dépas­sera selon toute proba­bi­lité les 50 % en 2016. En 2014, les membres de cette élite inter­na­tio­nale possé­daient en moyenne 2,7 millions de dollars par adulte. Vive la crise !

Les esti­ma­tions utilisent les meilleures sources mondiales dispo­nibles sur les patri­moines, dont celles du Crédit Suisse. D’autres chiffres renforcent le vertige devant la déme­sure, dont ce graphique, qui montre que si, en 2010, 388 milliar­daires (le haut du clas­se­ment Forbes) étaient aussi riches que la moitié la plus pauvre de la popu­la­tion mondiale, en 2014, il « n’en faut plus » que 80.

La concen­tra­tion de la richesse vers le haut produit le dénue­ment « en bas » et même aux étages inter­mé­diaires de la hiérar­chie. C’est ainsi que les 80 % les moins riches ne détiennent que 5,5 % de la richesse mondiale totale des ménages.

Cette étude consacre d’im­por­tants déve­lop­pe­ments aux méca­nismes écono­miques, poli­tiques, fiscaux, etc. de cet insa­tiable enri­chis­se­ment, et en parti­cu­lier à l’in­tense et très coûteux (mais hyper rentable) lobbying de cette oligar­chie de taille infime mais au pouvoir immen­se… tant que les pouvoirs poli­tiques s’en rendent complices ou, dans « le meilleur des cas », ne font rien de sérieux.

Extrait :
« En 2013, le secteur de la finance a dépensé plus de 400 millions de dollars dans des acti­vi­tés de lobbying aux États-Unis, soit 12% du montant total consa­cré aux acti­vi­tés de lobbying dans le pays cette même année, tous secteurs confon­dus. Par ailleurs, dans le cadre des élec­tions de 2012, les entre­prises de ce secteur ont dépensé 571 millions de dollars pour finan­cer certaines campagnes élec­to­rales. D’après le Centre for Respon­sive Poli­tics, c’est le secteur de la finance qui a apporté la plus grande contri­bu­tion aux partis et aux candi­dats fédé­raux. Les milliar­daires améri­cains repré­sentent envi­ron la moitié des milliar­daires de la liste Forbes ayant des inté­rêts dans le secteur finan­cier. Ce nombre est passé de 141 à 150 aux États-Unis, et leur fortune cumu­lée de 535 à 629 milliards de dollars, soit une augmen­ta­tion de 94 milliards de dollars (17%) en l’es­pace d’un an. »

L’en­semble du patri­moine net des milliar­daires ayant des inté­rêts dans le secteur phar­ma­ceu­tique et de la santé a augmenté de 47 %. Eux aussi avaient dépensé 500 millions de dollars pour faire pres­sion sur les respon­sables poli­tiques à Washing­ton et à Bruxelles, en 2013.

Oxfam craint que la force de lobbying de ces secteurs ne soit un obstacle majeur à la réforme du système fiscal inter­na­tio­nal et n’im­pose des règles de propriété intel­lec­tuelle qui empêchent les plus pauvres d’ac­cé­der à des médi­ca­ments vitaux.

Oxfam appelle les États à adop­ter un plan en sept points pour lutter contre les inéga­li­tés :

– Mettre un frein à l’éva­sion fiscale des entre­prises et des grandes fortunes
– Inves­tir en faveur de la gratuité et de l’uni­ver­sa­lité de services publics comme la santé et l’édu­ca­tion
– Répar­tir équi­ta­ble­ment la charge fiscale, l’al­lé­geant du côté du travail et de la consom­ma­tion tout en taxant davan­tage le capi­tal et les richesses
– Instau­rer un salaire mini­mum et oeuvrer à un salaire décent pour l’en­semble des travailleuses et travailleurs
– Instau­rer une légis­la­tion en faveur de l’éga­lité sala­riale et promou­voir des poli­tiques écono­miques assu­rant le trai­te­ment équi­table des femmes
– Mettre en place une protec­tion sociale suffi­sante pour les plus pauvres, notam­ment la garan­tie d’un revenu mini­mum
– Adop­ter l’objec­tif commun de lutter contre les inéga­li­tés à l’échelle inter­na­tio­nale

Char­lie à tout prix ? par Frédé­ric Lordon, 13 janvier 2015

Article repris du blog de Frédé­ric Lordon sur le site du Monde Diplo­ma­tique et publié ici pour d’éven­tuels commen­taires et débat.
Que vous ayez été Char­lie ou non, si vous êtes un défen­seur de la liberté d’ex­pres­sion, alors je vous invite à vous détour­ner des médias du complexe mili­ta­roin­dus­triel (Bouygues, Lagar­dère, Dassault, Bolloré, Roth­schild, ….) et de soute­nir des médias indé­pen­dants tel Le monde Diplo­ma­tique.
Bonne lecture et au plai­sir d’échan­ger via les commen­taires
Chris­tophe

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Ce texte est tiré d’une inter­ven­tion à la soirée « La dissi­dence, pas le silence ! », orga­ni­sée par le jour­nal Fakir à la Bourse du travail à Paris le 12 janvier 2015.
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Char­lie à tout prix ? par Frédé­ric Lordon.

Lorsque le pouvoir de trans­fi­gu­ra­tion de la mort, ce rituel social qui commande l’éloge des dispa­rus, se joint à la puis­sance d’une émotion commune à l’échelle de la société tout entière, il est à craindre que ce soit la clarté des idées qui passe un mauvais moment. Il faut sans doute en prendre son parti, car il y a un temps social pour chaque chose, et chaque chose a son heure sociale sous le ciel : un temps pour se recueillir, un temps pour tout dire à nouveau.

Mais qu’on se doive d’abord à la mémoire de ceux qui sont morts n’im­plique pas, même au plus fort du trau­ma­tisme, que toute parole nous soit inter­dite. Et notam­ment pour tenter de mettre quelque clari­fi­ca­tion dans l’inex­tri­cable confu­sion intel­lec­tuelle et poli­tique qu’un événe­ment si extrême ne pouvait manquer, en soi, de produire, à plus forte raison sous la direc­tion éclai­rée de médias qui ne loupe­ront pas une occa­sion de se refaire la cerise sur le dos de la « liberté d’ex­pres­sion », et de poli­tiques experts en l’art de la récu­pé­ra­tion.

Disons tout de suite que l’es­sen­tiel de cette confu­sion se sera concen­tré en une seule phrase, « Je suis Char­lie », qui semble avoir tout d’une limpide évidence, quand tant d’im­pli­cites à problème s’y trouvent repliés.

« Je suis Char­lie ». Que peut bien vouloir dire une phrase pareille, même si elle est en appa­rence d’une parfaite simpli­cité ? On appelle méto­ny­mie la figure de rhéto­rique qui consiste à donner une chose pour une autre, avec laquelle elle est dans un certain rapport : l’ef­fet pour la cause, le contenu pour le conte­nant, ou la partie pour le tout. Dans « Je suis Char­lie », le problème du mot « Char­lie » vient du fait qu’il renvoie à une multi­tude de choses diffé­rentes, mais liées entre elles sous un rapport de méto­ny­mie. Or ces choses diffé­rentes appellent de notre part des devoirs diffé­rents, là où, préci­sé­ment, leurs rapports de méto­ny­mie tendent à les confondre et à tout plon­ger dans l’in­dis­tinc­tion.

Char­lie, ce sont d’abord des personnes humaines, privées – par bonheur, on s’est aperçu rapi­de­ment que dire simple­ment « Char­lie » pour les rassem­bler faisait bon marché de deux poli­ciers, un agent de main­te­nance, un malheu­reux visi­teur de ce jour là, et puis aussi de cinq autres personnes, dont quatre juives, tuées les deux jours d’après. Sauf à avoir rompu avec toute huma­nité en soi, on ne pouvait qu’être frappé de stupeur et d’ef­froi à la nouvelle de ces assas­si­nats.

Mais l’émo­tion n’a été si consi­dé­rable que parce qu’il était percep­tible à tous que ce qui venait d’être attaqué excé­dait évidem­ment les personnes privées. Et voici donc le deuxième sens possible de « Char­lie » : Char­lie comme méto­ny­mie des prin­cipes de liberté d’ex­pres­sion, des droits à expri­mer sans craindre pour sa sécu­rité, tels qu’ils sont au cœur de notre forme de vie.

On pouvait donc sans doute se sentir Char­lie pour l’hom­mage aux personnes tuées – à la condi­tion toute­fois de se souve­nir que, des personnes tuées, il y en a régu­liè­re­ment, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu, et que la compas­sion publique se distri­bue parfois d’une manière étrange, je veux dire étran­ge­ment inégale.

On pouvait aussi se sentir Char­lie au nom de l’idée géné­rale, sinon d’une certaine manière de vivre en société, du moins d’y orga­ni­ser la parole, c’est-à-dire au nom du désir de ne pas s’en lais­ser conter par les agres­sions qui entre­prennent de la nier radi­ca­le­ment. Et l’on pouvait trou­ver qu’une commu­nauté, qui sait retour­ner ainsi à l’un de ses déno­mi­na­teurs communs les plus puis­sants, fait une démons­tra­tion de sa vita­lité.

Mais les choses deviennent moins simples quand « Char­lie » désigne – et c’est bien sûr cette lecture immé­diate qui avait tout chance d’im­po­ser sa force d’évi­dence – quand « Char­lie », donc, désigne non plus des personnes privées, ni des prin­cipes géné­raux, mais des personnes publiques rassem­blées dans un jour­nal. On peut sans la moindre contra­dic­tion avoir été acca­blé par la tragé­die humaine et n’avoir pas varié quant à l’avis que ce jour­nal nous inspi­rait – pour ma part il était un objet de violent désac­cord poli­tique. Si, comme il était assez logique de l’en­tendre, « Je suis Char­lie » était une injonc­tion à s’as­si­mi­ler au jour­nal Char­lie, cette injonc­tion-là m’était impos­sible. Je ne suis pas Char­lie, et je ne pouvais pas l’être, à aucun moment.

Je le pouvais d’au­tant moins que cette formule a aussi fonc­tionné comme une somma­tion. Et nous avons en quelques heures basculé dans un régime de comman­de­ment insé­pa­ra­ble­ment émotion­nel et poli­tique. Dès ses premiers moments, la diffu­sion comme traî­née de poudre du « Je suis Char­lie » a fait irré­sis­ti­ble­ment penser au « Nous sommes tous améri­cains » du jour­nal Le Monde du 12 septembre 2001. Il n’a pas fallu une demi-jour­née pour que cette rémi­nis­cence se confirme, et c’est Libé­ra­tion qui s’est chargé de faire passer le mot d’ordre à la première personne du pluriel : « Nous sommes tous Char­lie » — bien­ve­nue dans le monde de l’una­ni­mité décré­tée, et malheur aux réfrac­taires. Et puis surtout célé­brons la liberté de penser sous l’écra­se­ment de tout dissen­sus, en mélan­geant subrep­ti­ce­ment l’émo­tion de la tragé­die et l’adhé­sion poli­tique impli­cite à une ligne édito­riale. Ceci d’ailleurs au point de faire à la presse anglo-saxonne le procès de se montrer hypo­crite et insuf­fi­sam­ment soli­daire (obéis­sante) quand elle refuse de repu­blier les cari­ca­tures. Il fallait donc traver­ser au moins une mer pour avoir quelque chance de retrou­ver des têtes froides, et entendre cet argu­ment norma­le­ment élémen­taire que défendre la liberté d’ex­pres­sion n’im­plique pas d’en­dos­ser les expres­sions de ceux dont on défend la liberté.

Mais cette unani­mité sous injonc­tion était surtout bien faite pour que s’y engouffrent toutes sortes de récu­pé­ra­teurs. Les médias d’abord, dont on pouvait être sûr que, dans un réflexe oppor­tu­niste somme toute très semblable à celui des pouvoirs poli­tiques dont ils partagent le discré­dit, ils ne manque­raient pas pareille occa­sion de s’en­ve­lop­per dans la « liberté de la presse », cet asile de leur turpi­tude. A l’image par exemple de Libé­ra­tion, qui orga­nise avec une publi­cité aussi osten­ta­toire que possible l’hé­ber­ge­ment de Char­lie Hebdo. Libé­ra­tion, ce rafiot, vendu à tous les pouvoirs tempo­rels, auto-insti­tué dernière demeure de la liberté d’ex­pres­sion ! — peut-être en tous les sens du terme d’ailleurs. Et combien de la même farine derrière Libé pour faire de la suren­chère dans le Char­lisme ?

« Si cet homme qui, dit-on, riait de tout reve­nait en ce siècle, il mour­rait de rire assu­ré­ment », écrit Spinoza dans une de ses lettres. Et c’est vrai qu’il y a de quoi rire long­temps à voir ainsi les organes de la soumis­sion à l’ordre social enton­ner avec autant de sincé­rité l’air de l’an­ti­con­for­misme et de la subver­sion radi­cale. Rire long­temps… enfin pas trop quand même, car il faudra bien songer un jour à sortir de cette impos­ture.

Ce sera sans l’aide du pouvoir poli­tique, qui n’a jamais inté­rêt au dessille­ment, et à qui l’union natio­nale a toujours été la plus fidèle des ressources. Union natio­nale, et même inter­na­tio­nale en l’oc­cur­rence, dont une version cara­bi­née nous aura été admi­nis­trée. Fallait-il qu’elle soit incoer­cible la pulsion récu­pé­ra­trice de François Hollande de se faire reluire à la tête de Paris « capi­tale du monde » pour convier, de proche en proche, jusqu’à Orban, Poro­chenko, et puis Neta­nyahu, Lieber­man, etc. de hautes figures morales, connues pour se parta­ger entre défen­seurs de la liberté de la presse et amis du dialogue inter­con­fes­sion­nel [1].

Par bonheur, il s’est déjà trouvé suffi­sam­ment de voix pour s’inquié­ter des usages, ou plutôt des mésusages, que ce pouvoir ne manquera pas de faire d’une mobi­li­sa­tion de masse qu’il s’em­pres­sera de consi­dé­rer comme un mandat.

Espé­rons qu’il s’en trou­vera égale­ment pour recom­man­der à quelques édito­ria­listes un court séjour en cellule de dégri­se­ment, et pour leur appor­ter le café salé. Dans la concur­rence pour être à la hauteur de l’His­toire, et même – pente aussi fatale que grotesque de l’in­for­ma­tion en continu – pour être les premiers à « annon­cer » l’His­toire, il était logique que tous criassent à l’His­toire et à l’His­to­rique à propos de la mani­fes­ta­tion d’hier. S’il est permis d’en rire, on dira que, histo­rique, elle l’a sans doute été sous quelque rapport, au moins pour être la première du genre où le comp­tage de la police avait une chance d’être supé­rieur à celui des orga­ni­sa­teurs. On ne sache pas cepen­dant qu’il soit resté grand-chose des mani­fes­ta­tions monstres de Carpen­tras et du 1er mai 2002, effu­sions collec­tives qui avaient déjà hysté­risé le commen­ta­riat, mais dont on doit bien recon­naître que la produc­ti­vité poli­tique aura été rigou­reu­se­ment nulle.

On aime­rait beau­coup qu’il en aille autre­ment cette fois-ci, mais on ne peut pas s’em­pê­cher de poser en toute géné­ra­lité la ques­tion de savoir s’il n’y a pas un effet de substi­tu­tion entre le degré de l’una­ni­mité et sa teneur poli­tique possible. Par construc­tion, arasant toute la conflic­tua­lité qui est la matière même de la poli­tique, la masse unie est tendan­ciel­le­ment a-poli­tique. Ou alors, c’est que c’est la Révo­lu­tion – mais il n’est pas certain que nous soyons dans ce cas de figu­re…

Il y aurait enfin matière à ques­tion­ner la réalité de l’« union natio­nale » qu’on célèbre en tous sens. Tout porte à croire que le cortège pari­sien, si immense qu’il ait été, s’est montré d’une remarquable homo­gé­néité socio­lo­gique : blanc, urbain, éduqué. C’est que le nombre brut n’est pas en soi un indi­ca­teur de repré­sen­ta­ti­vité : il suffit que soit excep­tion­nel­le­ment élevé le taux de mobi­li­sa­tion d’un certain sous-ensemble de la popu­la­tion pour produire un résul­tat pareil.

Alors « union natio­nale » ? « Peuple en marche » ? « France debout » ? Il s’agi­rait peut-être d’y regar­der à deux fois, et notam­ment pour savoir si cette manière de clamer la réso­lu­tion du problème par la levée en masse n’est pas une manière spécia­le­ment insi­dieuse de recon­duire le problème, ou d’en faire la déné­ga­tion. A l’image des domi­nants, toujours portés à prendre leur parti­cu­la­rité pour de l’uni­ver­sel, et à croire que leur être au monde social épuise tout ce qu’il y a à dire sur le monde social, il se pour­rait que les cortèges d’hier aient surtout vu la bour­geoi­sie éduquée contem­pler ses propres puis­sances et s’aban­don­ner au ravis­se­ment d’elle-même. Il n’est pas certain cepen­dant que ceci fasse un « pays », ou même un « peuple », comme nous pour­rions avoir bien­tôt l’oc­ca­sion de nous en ressou­ve­nir.

Il y a une façon aveu­glée de s’ex­ta­sier de l’his­toire imagi­naire qui est le plus sûr moyen de lais­ser échap­per l’his­toire réelle — celle qui s’ac­com­plit hors de toute fantas­ma­go­rie, et le plus souvent dans notre dos. Or, l’his­toire réelle qui s’an­nonce a vrai­ment une sale gueule. Si nous voulons avoir quelque chance de nous la réap­pro­prier, passé le temps du deuil, il faudra songer à sortir de l’hé­bé­tude et à refaire de la poli­tique. Mais pour de bon.

Notes

[1] Lire Alain Gresh, « D’étranges défen­seurs de la liberté de la presse à la mani­fes­ta­tion pour “Char­lie Hebdo” », Nouvelles d’Orient, 12 janvier 2015.

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